Le théâtre : entre illusion et vérité
Dans un article de 1967 sur Jean Genet, repris dans Théâtres, Bernard Dort écrit, d’une manière plus générale :
« Le théâtre ne peut que trahir la réalité – au double sens de ce mot. Il la cache dans la mesure où il ne saurait être que théâtre, c’est-à-dire un jeu d’images tournées vers le spectateur et lui renvoyant ses propres phantasmes. Il la révèle, car, en fin de compte, il se dénonce lui-même comme théâtre : il ne sait que répéter les mêmes mots, les mêmes gestes, en une cérémonie poussée jusqu’à l’absurde. »
Théâtre : entre illusion et dévoilement
Cette citation met en lumière l’ambiguïté essentielle du théâtre : il oscille constamment entre artifice et révélation.
Le mot « trahir » est ici pris dans son double sens : dissimuler, mais aussi révéler. Le théâtre est un art de la représentation, un jeu d’images et de codes. Il ne montre jamais la réalité brute, mais la transforme, la stylise. Tourné vers le spectateur, il renvoie à ses propres attentes, ses fantasmes, ses projections psychiques. Ainsi, le théâtre ne montre pas le réel, il le re-présente, c’est-à-dire qu’il le remplace par une fiction codifiée.
Et pourtant, c’est précisément en se montrant comme fiction qu’il dévoile autre chose : une vérité plus profonde, plus humaine. En se révélant comme théâtre, il interroge la théâtralité du monde, les rôles sociaux, les apparences, les discours. Il trahit donc la réalité pour mieux la révéler.
Une tradition théâtrale d’artifice révélateur
- Théâtre classique : soumis à des règles strictes (unités de temps, de lieu, d’action), il montre une réalité construite, stylisée, très éloignée du quotidien. Cette artificialité souligne que le théâtre est une convention.
- Molière : Dans ses comédies transpose les travers sociaux dans des intrigues comiques et stylisées. Il n’imite pas la réalité brute, mais en accentue les traits pour en faire une satire — donc une trahison de la réalité quotidienne, mais une illusion comique qui révèle les travers sociaux.
- Jean Anouilh, Antigone : il transpose un mythe antique dans une langue moderne. La pièce mêle imaginaire et universalité : solitude, injustice, destin. L’illusion poétique devient support de vérité humaine.
- Théâtre de dérision (Beckett, Ionesco) : en mettant en scène des situations grotesques, ces auteurs montrent une autre forme de réalité : celle de l’ennui, de l’incommunicabilité, de la solitude humaine. Loin du réel, ce théâtre pousse à son paroxysme le langage, la gestuelle, l’action, il la tourne en dérision afin de révéler le tragique de la vie humaine.
- Tragédie antique : met en scène des destins extraordinaires, des figures héroïques ou divines, pourtant elle touche à l’universel : la peur, la pitié, la souffrance, le destin. Par son caractère ritualisé et codifié, elle ne restitue pas la réalité quotidienne, mais révèle une vérité humaine intemporelle..
- Beaumarchais, Le Mariage de Figaro : Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais utilise les ressorts de la comédie légère, les déguisements et les quiproquos — donc une théâtralité affichée — pour dénoncer des injustices sociales réelles : le privilège aristocratique, la censure, le droit du seigneur, etc.
- La célèbre tirade de Figaro (acte V, scène 3) est un moment de vérité politique et sociale caché dans une comédie. Le théâtre trahit la réalité sociale par ses formes légères, mais c’est pour la révéler de manière plus percutante.
- Marivaux : Marivaux met en scène des intrigues d’apparence frivole, où les personnages changent de costume et de statut (ex : maîtres et valets qui échangent leurs rôles). Cela crée un jeu d’illusions, une fiction dans la fiction, mais ce jeu révèle en profondeur les mécanismes du désir, de la liberté et des rapports sociaux. Marivaux trahit la réalité sociale (les valets n’épousent pas leurs maîtres dans la vraie vie), mais il révèle des dynamiques invisibles : le pouvoir des apparences, la liberté intérieure, la sincérité des sentiments. Le concept de la fiction dans la fiction peux lui-même justifier la thèse de Jean Genet
- Le théâtre dans le théâtre, chez Shakespeare : dans Hamlet, la pièce jouée devant le roi sert à le confondre. L’artifice théâtral devient un outil de révélation. Jouer la comédie, c’est ici chercher une vérité cachée.
- Drame romantique (Hugo) : il rompt avec les règles classiques et mêle sublime et grotesque. Dans Hernani, l’invraisemblable cohabite avec l’intense. Ce n’est pas la réalité qu’on voit, mais l’âme humaine confrontée à l’Histoire, à la fatalité. Le théâtre trahit le réalisme, mais dit vrai sur l’homme.
Conclusion : trahir pour mieux révéler
La thèse de Bernard Dort rejoint une conception moderne (voire postmoderne) du théâtre : un art conscient de ses propres limites, qui ne cherche plus à reproduire le réel, mais à jouer avec ses codes, à interroger le spectateur, à faire surgir une vérité intérieure.
Le théâtre trahit la réalité, non par erreur, mais par nécessité. Il la transforme pour mieux en révéler l’essence. C’est une illusion qui éclaire. Comme le disait Victor Hugo :
« Le théâtre n’est pas le pays du réel. Il y a des arbres de carton, des palais de toile, un ciel de haillons, de l’or de clinquant, du fard sur la peau, du rouge sur la joue, un soleil venu de dessous terre. Mais c’est le pays du vrai. Il y a des cœurs humains dans la coulisse, des cœurs humains dans la salle. »
Problématique possible
En quoi le théâtre, en tant qu’art de la représentation, trahit-il la réalité pour mieux la révéler ?
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